Critique de Joker de Todd Phillips (2019) garantie sans spoilers.
Avec Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Frances Conroy, Zazie Beetz et Brett Cullen.
Rêvant de devenir comédien, Arthur Fleck travaille dans une agence de clowns et mène une vie misérable à Gotham City. Sombrant dans la folie, il devient un assassin et prend le nom de Joker.
Le Joker nouveau est arrivé !
Plusieurs comédiens ont tenu le rôle du Joker sur le petit et le grand écran, livrant chacun une vision différente allant au-delà du simple clown criminel qui pourrit la vie de Batman. C’est au tour de Joaquin Phoenix de se glisser dans la peau du personnage, et le moins qu’on puisse dire c’est que son interprétation est exceptionnelle. Le comédien est totalement habité par son rôle, à tel point qu’on peut se faire du souci pour sa santé mentale.
Qu’il s’agisse d’incarner Arthur Fleck dans sa vie misérable où il se fait marcher dessus par tout le monde tout en rêvant de gloire ou de montrer l’émergence de cette nouvelle identité qui naît des cendres de sa santé mentale, la prestation de Joaquin Phoenix est en tous points impeccable, sans aucune fausse note. Le comédien donne davantage l’impression d’être son personnage plutôt que de jouer un rôle, et un rôle terrifiant parce que ce Joker là n’est pas un ancien gangster tombé dans une cuve de produits chimiques ou un criminel au passé mystérieux grimé en clown mais bel et bien un homme ordinaire – et de surcroît handicapé – qui bascule du jour au lendemain. Et ça, c’est vraiment effrayant !
Mais pourquoi est-il si méchant ?
A la vision des bandes-annonces, on pouvait se demander si l’objectif n’était pas de donner au Joker des circonstances atténuantes pour ses actes particulièrement violents. Mais le film est bien plus malin que cela et évite soigneusement cet écueil glissant qui faisait partie de l’argumentaire des personnes qui le descendaient déjà sans l’avoir vu. En effet, à aucun moment le Joker n’est excusé ou pardonné de ses crimes. A aucun moment on ne nous demande de plaindre Arthur Fleck pour ses actes. Nous voyons en effet la descente aux enfers d’un individu fragile et présentant déjà un bon pet au casque, mais même s’il est question de montrer le cheminement du comédien raté vers le crime en aucune façon il n’est montré sous un jour qui provoquerait l’empathie du spectateur. Cela fait un peu penser au film Taxi driver, si ce n’est que cette fois il n’est pas question de trauma lié à la guerre du Vietnam mais plutôt de l’usure du quotidien.
Car en effet le film ne dresse un portrait sévère de la société, que cela soit à travers l’émission de Murray Franklin (Robert De Niro) qui juge désopilant de faire venir quelqu’un sur son plateau pour se moquer de lui (reflet de certaines émissions de télévision qui ne sont que des « dîners de cons » télévisés), la violence dans la rue et le métro ou encore le système social qui part en miettes. Le quotidien dépeint dans Joker est glauque, comme dans Taxi driver là aussi, et même si l’histoire se déroule au début des années 1980 et dans une Gotham City pré-Batman (donc violente, sale et corrompue) ce qui s’y passe est encore très actuel.
Voyage au bout de la folie
L’aspect le plus déstabilisant du film est qu’il nous place d’entrée de jeu dans la psyché d’Arthur Fleck qui justement souffre de problèmes psychiatriques. Il ne s’agit pas seulement de son handicap, qui le pousse à éclater de rire à tout bout de champs, mais aussi de sa perception du monde. Arthur vit dans son monde, et le spectateur ne sait jamais trop si ce qu’il voit est bien réel ou pas. Et la situation ne s’améliore pas, le personnage s’enfonçant de plus en plus dans la folie, ce qui peut être symbolisé par les scènes récurrentes où on le voit descendre des escaliers tandis qu’il franchit un nouveau cap l’éloignant de la raison. La folie de sa mère – incarnée par Frances Conroy – est un écho à la sienne, et n’aide pas le spectateur à avoir des repères sur ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.
Lorsque le film est terminé (d’ailleurs il n’y a pas de scène post-générique), le spectateur reste interloqué : qu’est ce qui est vrai, et qu’est ce qui ne l’est pas ? Même les explications fournies pour l’intrigue autour de Thomas Wayne (Brett Cullen) sont sujettes à interprétation car au final les deux versions sont plausibles. C’est là un des points forts de l’écriture de l’histoire, qui emmène tellement le spectateur dans la tête du Joker qu’il en vient à se demander s’il n’a pas raison de temps en temps. En tout cas l’idée derrière cette intrigue est futée, et pousse encore plus loin l’argumentaire d’Alan Moore dans The killing joke où il montrait que Batman et le Joker sont finalement plus proches qu’on ne pourrait le croire.
Une blague qui tue ?
Bien que le réalisateur et co-scénariste Todd Phillips l’ait parfois nié, l’ombre de The killing joke plane sur le film. Déjà, on peut remarquer en fin de générique des remerciements envers Brian Bolland, qui a illustré cette oeuvre d’Alan Moore (ce dernier n’étant pas crédité vu qu’il refuse d’être associé de près ou de loin à toute adaptation de son travail). Mais cela va plus loin que cela, car on retrouve des éléments qui font partie de l’histoire : le comédien raté à qui il arrive toutes les galères possibles et imaginables pour finalement sombrer, c’est le personnage de The killing joke.
Après il serait faux de prétendre que Joker est l’adaptation de The killing joke : déjà il manque le contre-poids de l’histoire d’Alan Moore, à savoir la personne torturée par le Joker qui contrairement à lui ne craque pas « à cause d’une mauvaise journée », mais aussi parce que le Joker version Phoenix est nourri de diverses incarnations du personnages. On retrouve une ambiance qui fait penser à Grant Morrison, et des petites touches venues d’ici et là qui montrent que l’adaptation est à l’image du personnage original : multiple et polymorphe. Pour paraphraser le Joker de Moore, on pourrait dire que quitte à adapter un personnage, autant qu’il soit multiple !
En conclusion
Oeuvre étrange et captivante qui ne laissera pas le spectateur indemne, Joker nous montre une version terrifiante du personnage portée par un Joaquin Phoenix habité par son rôle, et livre une critique acide de la société.
Avis plutôt mitigé après visionnage…
Dans les points positifs, je mets la performance d’acteur bien évidemment (pour le jeu et la transformation physique aussi), la réalisation, la tension qui explose avec la scène de l’émission TV et l’émeute finale (et ce superbe clin d’œil dans la ruelle de la naissance du mythe batmanien), les giclées de violence sont rares mais elles frappent fort, la référence à Killing Joke (je suis devenu fou à cause d’une très mauvaise journée), les twists du scénario (je me suis fait avoir comme un bleu).
Dans les points négatifs : Joker qui devient leader des gilets jaunes (sérieusement ? il tue 3 mecs quand même), des lenteurs qui m’ont semblé interminables (même si je comprends le principe d’essayer de rentrer dans un cerveau malade), les riches sont tous présentés comme des méchants (trop manichéen à mon goût).
Je trouve justement le fait qu’il devienne leader d’un groupe de protestation très pertinent : cela montre bien la tendance de certains groupes à suivre des leaders discutables sans se poser de questions.
Il faudrait que je le revoie pour les lenteurs, ça ne m’avait pas choqué à l’époque mais peut être que ça ne passerait pas bien le revisionnage.
J’arrive bien après la bataille, mais j’avoue avoir détesté ce Joker. J’ai essayé d’y arriver sans trop d’a priori, même si je trouve que le projet en lui-même portait les mêmes erreurs que The Killing Joke. Il y a des personnages qui ne DOIVENT pas avoir d’origine story, et le Joker en fait partie. Si le personnage est une allégorie du chaos (et à ce titre universel et intemporel), toute démarche qui vient expliquer le pourquoi du comment va atténuer cette force évocatrice.
Passé ce premier (et pas des moindre) écueil, on peut adhérer à la volonté d’ancrer socialement le propos, mais comme souvent avec ces démarches ambitieuses, il faut se donner les moyens scénaristiques de ses ambitions. Ce n’est pas tout de dépeindre un méchant Thomas Wayne et un gentil Joker pour que la lutte des classes opère. Et faire justement d’un malade mental le leader (malgré lui) de la contestation sociale est politiquement préoccupant. A l’heure où les menaces systémiques sur l’économie actuelle, où les inégalités sociales se creusent, balancer ça au cinéma est une gifle adressée à la classe exploitée.
Le dernier problème tient aussi à une incompréhension totale du Joker. Les scénaristes ont confondu (c’est un comble) les psychotiques et les psychopathes. Le Joker n’est pas un malade mental sous médoc’ qui est victime du monde qui l’entoure, c’est un être qui regarde le monde comme une immense plaisanterie en devenir. La force du Joker c’est qu’il inverse les valeurs, il détruit la norme, la subverse, mais parce qu’il en a compris la conventionnalité arbitraire qui tient à peu de choses. « Not crazy » dit le Joker de Nolan, à raison.
Et en définitive, je vais poser une question con : est-ce que vous voyez vraiment galérer Batman face à ce Joker-là ?
A moins que le film lui-même soit une illusion des projections du spectateur, mais fallait-il dans ce cas-là l’appeler « Joker » et anéantir le plus beau vilain du batverse…
Ah, et je vais finir sur quelque chose qui m’énerve encore plus. Après avoir été abreuvé par les bidons de lessive Marvel, les gens crient au génie. La crétinerie de Disney permet à celui qui sait un peu poser sa caméra de passer pour le dernier génie filmique. C’est doublement condamnable. Redevons un peu exigeant et lucidement critique.
Ca me fait très plaisir de te revoir dans les parages ! 🙂
J’ai quelques éléments à répondre à cet argumentaire :
– Certes, la partie adaptation n’est pas forcément des plus fidèles même si on sent une volonté de s’inspirer non pas du Joker mais des Joker, personnage protéiforme de son propre aveu. Mais à mon avis ce la n’ôte pas toute qualité au film lui même en tant que tel, en le dé corrélant du matériau d’origine car il faut bien reconnaître qu’il est vraiment très bien interprété et à mon niveau je le trouve bien réalisé.
– Concernant le fait qu’on se demande comment ce Joker peut mettre en échec Batman, j’ai deux théories. La première est qu’on est dans le pur domaine du Elseworld, où il n’est absolument pas dit qu’un Batman viendra affronter ce personnage. La seconde serait qu’en fait ce n’est pas « le » Joker mais « un » Joker, voire même un proto-Joker. On peut en effet même penser que le Joker de Heath Ledger serait inspiré par celui de Joaquin Phoenix, qui lui aurait servi de modèle.
– Le fait que le Joker du film se retrouve leader contestataire malgré lui, malheureusement c’est un reflet de notre société et une charge à peine dissimulée contre les mouvements de contestation qui suivent docilement des leaders discutables (on a malheureusement des exemples, même si je n’emprunterai pas le raccourci de mettre tous les mouvements de contestation dans le même sac).
La bise Frank ! Tu sais que je te suis toujours (même d’un peu plus loin)
Je t’avoue que je ne reconnais aucun des Jokers que j’ai pus lire ou voir auparavant dans cette itération là. Je ne suis pas non plus convaincu par le côté proto, car celà rejoint mon incompréhension sur cette volonté « d’expliquer le Joker ». Je digresse un peu sur ce hors sujet en le comparant avec le Nolan. Dans The Dark Knight, le Joker te donne trois origines à son sourire (métonymie du perso d’ailleurs). En en donnant trois, il les invalide toutes, et même toute origine en soi. C’est extrêmement malin et puissant : on ne sait pas d’où il vient, comme il l’est devenu et ce qu’il est vraiment.
Alors effectivement, on peut coller tout ce film à une théorie de l’elseworld. Mais quel intérêt alors dans tout cela ? Quel intérêt à appeler ça « Joker » et bricoler des références batmanesques. Perso, ça ne me transmet rien comme émotion filmique ou scénaristique.
Sur ton troisième commentaire, je ne vois pas à qui ou quoi tu fais référence spécifiquement. Je ne sais pas contre quoi ce film charge, mais il charge à côté, mal, ou alors de manière extrêmement consensuelle. Quand tu compares à la vision du mouvement contestataire dans The Dark Knight Returns… tout ceci semble diablement gentillet. Un comble quand on parle du Joker.
– J’ai trouvé que ça mêlait un peu du Joker de Killing joke (le côté « mauvaise journée pour un loser) et celui de Morrison puis Snyder pour le côté pur malade mental.
– Pour le côté « proto », justement le mystère reste entier : « le » Joker a été inspiré par un pauvre type qui se faisait appeler le Joker pour son apparence, mais comment est-ce arrivé ? Pourquoi ? On ne sait pas. A la limite, si on part dans cette théorie, ça n’explique que la forme du vrai Joker, pas le fond. Même si je suis tout à fait d’accord avec toi sur le traitement du mystère bien plus efficace chez Nolan.
– Et bien justement, c’est tout l’intérêt des Elseworld : les mêmes, mais différents, pour revisiter un archétype. Le côté déconnecté de l’univers partagé (qui est soit dit en passant une très bonne idée vu dans l’état où il est) renforce cette direction je pense.
– Je ne désigne pas un mouvement spécifiquement, et n’aurai pas la prétention de savoir ce que le film a précisément en tête, mais j’ai eu l’impression que ce qui était visé était la propension de certains groupe à suivre des leaders dont on découvre un peu plus tard les intentions moins nobles qu’il y paraissait.